Contexte
Angola :
- L’Angola est indépendant du Portugal depuis 1975 ; le régime est présidentiel, le parlement est monocaméral, et le MPLA (Movimento Popular de Libertação de Angola), parti au pouvoir depuis l’indépendance, détient 150 des 220 sièges.
- En août 2017, le président José Eduardo Dos Santos, affaibli par des ennuis de santé et la chute du cours du pétrole entamée en 2014, a préféré organiser sa succession plutôt que de prendre le risque d’être chassé du pouvoir.
- Il a désigné en septembre 2017 son Ministre de la Défense Joao Lourenço, espérant que celui-ci préserverait ses intérêts et ceux de sa famille (sa fille Isabel Dos Santos avait été nommée à la tête de la société pétrolière étatique la Sonagol, vache à lait du régime, et son fils Jose Filomeno Dos Santos avait été nommé à la tête du fonds souverain).
- Dès ses premiers mois au pouvoir, Joao Lourenço a révoqué les hommes clefs du précédent régime, y compris les enfants de son prédécesseur et les généraux qui tenaient les rênes économiques du pays, et repris la main sur le MPLA, l’État dans l’État.
- Avec le soutien de l’opinion publique de son pays comme de la communauté internationale, il a lancé une campagne anti-corruption, incarcérant plusieurs ex piliers du régime, et a lancé un mouvement de libéralisation politique, libérant des opposants, engageant un dialogue avec les syndicats, ouvrant les médias, etc.
Botswana:
- La politique botswanaise a toujours été dominée par la famille Khama, en outre de lignée royale : Sereste Khama dès l’indépendance, puis son fils Ian, chef des forces armées, vice-président, président.
- En avril 2018, cependant, s’est ouverte une période de transition pour des raisons constitutionnelles : Ian Khama a choisi son successeur Mokgweetsi Masisi (ayant échoué à imposer son frère Tshekedi Khama), qui a été élu président et sera vraisemblablement réélu à la fin de l’année.
- Quand bien même Masisi a été placé au pouvoir par Ian Khama, Masisi a rapidement montré des clairs signes d’indépendance, puis de défiance, notamment en remplaçant des personnages clefs de l’administration précédente. Il s’est lancé dans un processus de libéralisation politique, mais doit dorénavant compter avec l’hostilité assumée de Khama et de son clan.
« Quelque évidente que soit pour nous leur vérité, (…) le contraire d’une chose de fait ne laisse point d’être possible ».
En Angola, Eduardo Dos Santos a pris le pouvoir quatre ans après l’indépendance du pays, pour ne le lâcher que l’année dernière.
Au Botswana, Seretse Khama a pris le pouvoir à l’indépendance, et l’a gardé jusqu’à sa mort ; son fils Sereste Ian Khama a pris de fait la tête de l’armée en 1977, puis a été Vice-Président de 1998 à 2008, et enfin Président de 2008 à cette année.
On constate ainsi une certaine stabilité du pouvoir familial dans ces deux pays, et, jusqu’à l’année dernière, on était dans le strict schéma d’une « chose de fait » humienne : pour leur peuple, les Dos Santos et les Khama tenaient leur pays depuis toujours, il n’y avait donc pas de raison pour que cela ne change. D’aussi longtemps qu’elle s’en souvienne, pour toute personne de moins de 40 ans dans ces pays (soit 90% de la population), il n’y a jamais eu d’autre dirigeant que celui en place.
Et pourtant. Et pourtant « quelque évidente que soit pour nous leur vérité, (…) le contraire d’une chose de fait ne laisse point d’être possible ».
Et ainsi, le règne des Dos Santos a pris fin en Angola, démantelé pièce par pièce, politiquement et économiquement, par un Joao Lourenço à qui l’appétit est venu en mangeant.
Et ainsi, le règne des Khama a pris fin au Botswana, à la stupéfaction des principaux intéressés, mais aussi de la société civile botswanaise (qui n’en demandait pas tant), des États limitrophes de la SADC, ou encore des (rares) observateurs internationaux.
Guêpier en Angola
Autour de Eduardo Dos Santos, le régime était fondé sur une personnification du pouvoir à l’excès. C’est une force tant que la légitimité du chef (héros de la lutte de libération, leur De Gaulle à eux) est forte, mais c’est aussi une faiblesse que de découpler la stabilité d’un régime de ses institutions, qui sont censées le faire vivre. Comme corolaire, dès que le chef montre des signes de faiblesse physique, les lieutenants s’agitent et les ambitions poussent ; tout le monde veut être calife à la place du calife.
Dos Santos, si rusé, avait anticipé et annoncé sa retraite il y a quelques années, pour se chercher un successeur : c’était un leurre pour repérer les (naïfs) ambitieux qui allaient sortir du rang. Mal leur en a pris, ils ont été ostracisés, au mieux, embastillés, au pis.
Dos Santos a de cette façon réussi à gagner un peu de temps, à repousser légèrement l’échéance ; mais quand la maladie s’est vraiment annoncée, que le vieux lion a montré un second signe de faiblesse, quand le vieux combattant de la libération a approché les 80 ans, alors la cour s’est agitée.
Les successeurs potentiels, échaudés, ont vécu le dilemme du prisonnier : qui va se prononcer en premier[1], et si c’était encore un piège ? Tous ceux qui attendaient leur tour dans les instances du MPLA, se regardaient en chien de fusil.
Dos Santos a alors lui-même choisi celui qui lui semblait le plus contrôlable, Joao Lourenço. Il a parallèlement pris des mesures pour protéger ses arrières, en donnant les cordons de la bourse à ses enfants : la Sonangol[2] à sa fille Isabel, le fonds souverain à son fils Zenu.
De la sorte il contrôlait le nerf de la guerre, et se pensait à l’abri. Il a donc été surpris, comme tout le monde, citoyens angolais comme observateurs étrangers, quand Lourenço a utilisé les institutions en mode blitzkrieg pour prendre tout le monde de court et renverser la table. Certes Dos Santos avait eu l’intelligence d’anticiper, espérant ainsi sauver son héritage, mais, dans les nouvelles conditions d’austérité difficile à gérer (chute des cours du pétrole), il devenait difficile que son bluff tienne : l’opinion ne le suivait plus, et les caciques du MPLA allaient être fidèles à la nouvelle main qui les nourrissait, dans une ‘loyauté’ intéressée. Un système de prébende et de patronage fonctionne en effet comme une pyramide de Ponzi, à la minute où il n’y a plus d’argent qui rentre dans le système, il s’effondre comme un château de cartes.
Dans une société sous perfusion pétrolière, une société qui ne tenait vaille qui vaille que grâce au « ruissellement » (certes limité) des richesses pétrolières, la chute du cours du baril[3] a sonné le glas, et la curée, et Lourenço n’a alors eu d’autre choix que de changer de système de gouvernance.
Quand il prend la main, ou plutôt quand Dos Santos lui lance la patate chaude, il sait qu’il doit injecter du cash dans le système. Or l’économie est atone, dépendante pour l’exportation à 90% au pétrole alors que le baril est passé de 100 à 40 dollars. Il a en conséquence besoin de devises, c’est-à-dire du FMI, de la Banque Mondiale, des donateurs bilatéraux (Chine en tête), et d’IDE ; et tous ces sauveurs ont besoin d’un geste fort pour être convaincus que la corruption, qui a atteint des niveaux tels qu’elle tue et l’œuf, et la poule, et le blé en herbe, va être éradiquée. Dont acte : procureur général de la République (PGR) angolaise, Hélder Fernando Pitta Grós, a créé une cellule spécifiquement dédiée à la lutte contre la corruption.
Second point, d’importance, l’enjeu était pour JLo de se construire une légitimité de bonne gouvernance qui compenserait son manque de stature historique, et de charisme personnel (paradoxalement une des raisons principales pour laquelle il avait été choisi).
JLo savait que la société civile ne serait patiente qu’un temps : pour elle aussi (pour les jeunes urbains facebookés surtout), il fallait lâcher du lest. Bref, c’était une question de survie politique, comme en Afrique du Sud. Dix-huit mois après Joao Lourenço semble avoir réussi son pari, il est resté populaire y compris chez les jeunes, qui le surnomment affectueusement et ironiquement JLo (trouver sympathique « un vieux général formé à Moscou » ne finit pas d’étonner la star locale, rappeur engagé, Luati Beirao).
Dernière raison du coup de pied dans la table, et pas des moindres : JLo était bien content de solder ses comptes. Il avait en effet en travers de la gorge sa traversée du désert suite à la décision de celui qu’il remplace désormais. Luanda bruisse enfin d’une vieille histoire, quand, au maquis pendant la guerre contre l’UNITA, Dos Santos aurait séduit la femme de JLo. La vengeance est un plat qui se mange froid, et les petites tromperies finissent parfois dans la grande Histoire.
In fine, JLo savait devoir taper fort et vite, jouer de l’effet de surprise, mobiliser et la symbolique et les institutions. Il a pris le MPLA (lors du congrès du 9 septembre 2018), débarqué la fille de son prédécesseur de la Sonangol… et, ultime crime de lèse-majesté, mis son fils Zenu en prison.
A United Kingdom
Ian Khama n’était pas, en son royaume du Botswana, dans une situation facile. Entre tradition et modernité, d’un côté il est fils, petit-fils et arrière petit-fils de roi et du fondateur de la nation, destiné au pouvoir depuis sa prime enfance, de l’autre côté, il doit respecter et honorer l’autre héritage (au sens de « legacy », mémoire) de son père : celui-ci, d’un point de vue légal-rationnel, est LE bon élève africain, pris en exemple, si ce n’est par ses pairs (jaloux), du moins par les Occidentaux et leurs institutions. Il est en effet l’un des rares contre-exemple africain de bonne gouvernance donnant espoir dans le continent : qui donc aurait envie d’être celui qui foule cet héritage au pied ?
Ainsi Ian Khama ne pouvait que respecter la Constitution et quitter le pouvoir après ses deux mandats réglementaires. Conséquence attendue, il a mis un fidèle à sa place, présumé loyal, pour la garder chaude (après avoir tout de même essayé de placer son frère Tshekedi).
Sauf que. Sauf que Masisi, son successeur, a commis un crime de lèse-majesté : présumé simple lieutenant, il a vite compris la lassitude du BDF (parti au pouvoir), et des citoyens. Mais surtout il n’a pas eu envie d’être le Medvedev de Khama, encadré par son garde-chiourme Isaac Kgosi, à la tête des services secrets[4]. Alors il a d’abord placé ses alliés aux postes clés tout en restant respectueux publiquement vis-à-vis de Khama. Il a fait primer l’expertise sur la loyauté politique dans les nominations, puis il a choisi de frapper très tôt et très fort, avec les moyens institutionnels de son pays : arrestation, menottes au poignet, de l’ex tout puissant chef des services secrets à son retour de Dubai. Le même qui avait déclaré en avril 2018, devant une commission parlementaire, qu’il ne rendait de compte à personne.
Atfu, Masisi a fait retirer les armes de guerre au ministère de l’environnement (qui en a pourtant besoin contre les braconniers, qui sont lourdement armés), dirigé par le frère Khama, Tshekedi) : c’est dire à quel niveau de méfiance on était arrivé entre les deux clans.
Et après ces premières mesures qui ont surpris par leur ampleur et leur rapidité, il était désormais trop tard pour que Khama ne contre-attaque.
Pour enfoncer le clou symbolique, Masisi a refusé que Khama n’engage Kgosi comme secrétaire privé : c’était la petite humiliation supplémentaire[5] (gratuite ?) qui a fait tomber les masques et marqué le début de l’affrontement ouvert. Khama a convoqué la presse pour annoncer poursuivre en justice l’État via l’avocat Duma Boko, qui se trouve être également le chef de l’opposition (pour rappel, Khama est toujours membre du BDP).
Masisi lui-même reconnait cette guéguerre, étant maintenant suffisamment assuré pour se payer le luxe de la franchise : dans son adresse à la nation du 5 novembre 2018, il admet que ces concitoyens sont « conscients que la transition avec la précédente administration n’a pas été aussi smooth qu’attendu[6] ».
Cette « phase d’affrontement rebat ainsi les cartes au sein du parti au pouvoir »[7], et s’il y a certainement des raisons personnelles[8] qui expliquent les actions de Masisi, il y a aussi un calcul politique, dans un pays de 2 millions d’habitants où les 15-34 ans sont 800’000, et où le BDP au pouvoir enregistre une érosion structurelle de son électorat. Masisi sait « qu’on ne dirige pas un pays comme on dirige un régiment », et cette formulation n’est pas qu’une critique même pas voilée de son prédécesseur mais également une indication sur la stratégie à l’œuvre derrière le changement et la libéralisation. En effet la stratégie de transparence et d’ouverture a répondu aux critiques de la presse (qu’il a désormais de son côté) et de l’opposition, et coupe l’herbe sous le pied de cette dernière. Il se présente comme un président à l’écoute et qui joue collectif, avec, en conséquence, un fort taux d’approbation, et un pouvoir conforté, ce qui n’était pas gagné un an plus tôt.
Alors oui, Masisi manœuvre intelligemment de manière calculée, mais on ne peut que s’en réjouir si cela contribue in fine à un renforcement de la bonne gouvernance. A fortiori si l’exemple est amené à être imité par les voisins de la SADC, voir au-delà.
Tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute
En Angola comme au Botswana on vient ainsi d’être témoin de l’opportunisme de jeunes loups lassés d’attendre, certes, mais aussi de l’avènement d’une génération d’hommes politiques conscients de l’urgence de remettre leur pays sur les rails afin d’anticiper et de prévenir une explosion sociale de la jeunesse dans la lignée des printemps arabes. Ce renouvellement qui a installé des dirigeants conscients que pour un jeune qui débarque à Lampedusa avec l’énergie du désespoir, il y en a neuf qui restent sur place, à bout de patience.
Donc même si ces changements accélérés furent partiellement causés par des événements extérieurs (prix du pétrole, âge du leader, etc.), la pression de la société civile a été nécessaire. Et en conséquence le nouvel homme fort a mesuré l’intérêt de s’appuyer sur cette dernière, comme supplétif à un manque de légitimité historico-charismatique, et pour se renforcer en prévision d’une contre-attaque de vieux leaders évincés mais pas édentés (car comptant encore sur des réseaux de patronage et d’important moyens financiers).
La légitimité démocratique comme béquille, finalement, et la société internationale comme soutien, les deux allant main dans la main puisqu’il faut aussi donner des gages en termes de bonne gouvernance (sauf auprès de la Chine ou de la Russie).
Enfin, lutter contre la corruption n’était même plus un choix moral et/ou marketing, mais une condition de la survie des régimes, tant le phénomène était devenu une gangrène. Sans donner des gages de lutte contre la corruption, il aurait été impossible de faire rentrer des investissements, donc des devises, de relancer la machine économique afin de tenir le peuple hors de la rue (après les avoir nourris d’espoir), car « les bulletins de vote ne se mangent pas ».
Diplômé de Science Po Aix (relations internationales), de la Sorbonne (études africaines) et de la London School of Economics (Conflict Studies), Benoit Barral a successivement travaillé en Afrique subsaharienne dans trois secteurs : la diplomatie (au ministère des Affaires étrangères et en ambassade), le journalisme (reportages et documentaires) et enfin le conseil (intelligence économique et développement international, depuis la Suisse, l’Ouganda et dorénavant Paris).
[1] « Who’s going to make a move ? »
[2] Compagnie pétrolière étatique, la vache à lait du régime, source de 90% des devises.
[3] 115USD en juillet 2014, moins de 30USD dix-huit mois plus tard.
[4] Directorate of Intelligence and Security.
[5] “Khama is a proud man. You denigrate him, and his ego explodes. What broke the relationship are statements that denigrated Khama’s legacy as well as not fulfilling the promises the two men entered into. Khama had legitimate expectations that the incumbent will protect his interests. That abrogation which amounted to sheer betrayal triggered a chain of events. Statements from the Office of the President attacking personal Khama and his associates prompted Khama to retaliate.”
[6] “Mister Speaker, Batswana are all aware that the transition from the previous administration has not been as smooth as expected. However, it ought to be noted, I have in my attempt to smoothen the process engaged senior citizens namely; His Excellency Dr. Festus Mogae, His Honour Dr. Ponatshego Kedikilwe, Honourable Ray Molomo, Honourable Patrick Balopi and Honourable David Magang to assist and lead in smoothening the transition. I regret to announce that their efforts have not borne fruit up to this point. In the true tradition of Botswana, such mediation should be managed, for the benefit of everyone. Worth noting, however, is that there is in place legislation that governs the benefits and entitlements of Former Presidents. I have no intention whatsoever of breaking the law. I intend to apply the law to the letter.”
[7] Thibaud Kurtz
[8] Masisi a publiquement accusé Khama de “ne pas (le) respecter”, ce dernier s’étant présenté en retard à une réunion publique avec son successeur.