François Frison-Roche est politologue, chercheur au CNRS. Spécialiste des transitions démocratiques, il travaille au Centre d’Études et de Recherches de Sciences Administratives et Politiques (CERSA) de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2). De 2012 à 2014, en qualité de directeur du projet d’aide à la transition du Yémen, il a été détaché à l’ambassade de France à Sanaa. Il a assisté quotidiennement aux réunions de la Conférence de dialogue national et il a ainsi côtoyé les protagonistes yéménites de l’actuel conflit.
Longtemps passé sous silence, le conflit au Yémen fait désormais l’objet d’une couverture médiatique importante, essentiellement sous l’angle humanitaire. Les raisons du conflit restent pourtant largement méconnues pour une grande partie du public. Quelles sont les forces en présence, et quels sont leurs enjeux ?
Les conflits concernant le Yémen sont tellement protéiformes et complexes que les médias, en général, ont eu de grandes difficultés à le rendre plus lisible pour l’opinion. L’impossibilité pour des journalistes occidentaux de se rendre sur place, la propagande déversée par certains des protagonistes et des intérêts multiples, croisés et contradictoires, tant sur les plans locaux, régionaux qu’internationaux, n’ont pas simplifié la tâche, au contraire.
Avec raison, les opinions publiques, françaises et internationales, s’émeuvent aujourd’hui de la situation humanitaire catastrophique au Yémen après trois ans de guerre. Selon les plus hauts responsables des organisations spécialisées de l’ONU et des grandes ONG humanitaires, des millions d’êtres humains souffrent de famine et de diverses pandémies (choléra, diphtérie) dont les enfants en bas âges sont les premières victimes. On peut d’ailleurs se poser la question de savoir si, faute d’une victoire militaire sur le terrain, la famine n’est pas utiliser comme une arme de guerre au Yémen. Ce malheureux pays était déjà l’un des plus pauvres de la planète.
Pour être bref, la « question yéménite » consiste essentiellement à l’origine en un règlement de compte entre trois prédateurs locaux dont deux se coalisent contre le troisième et profitent de la vague du « printemps arabe » pour accompagner et instrumentaliser un mouvement de « ras le bol » populaire après trente-trois ans d’autocratie du président Ali Abdallah Saleh, celui-là même qui a été assassiné début décembre 2017 par ses « alliés » houthis pour avoir évoqué la possibilité de négocier avec la « coalition » dirigée par l’Arabie saoudite.
Fin 2011, devant certaines dérives brutales et sanguinaires de son régime, le Conseil de coopération du Golfe (CCG), qui regroupe les monarchies arabes de la région, entame des négociations qui aboutissent à un accord négocié à Riyad, capitale de l’Arabie saoudite. Un mécanisme de transition est acté. Le président Saleh cède son poste à son vice-président en échange d’une immunité absolue pour lui, sa famille et son entourage, de l’autorisation de rentrer à Sanaa et de continuer à diriger son parti tentaculaire, le Congrès général du peuple (CPG). Le Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU), focalisé sur la crise syrienne, apporte son soutien à ce processus et dépêche un « représentant spécial » (un britannique d’origine marocaine, Jamal Benomar) en charge d’accompagner la transition. L’échec global de ce dernier peut être considéré comme largement à l’origine des dérives ultérieures.
Il est essentiel de connaître la genèse des guerres yéménites actuelles pour en mesurer, d’une certaine manière, l’absurdité et l’impasse. Comme j’ai évoqué ces événements et ce processus dans une note de l’IFRI que l’on peut lire sur internet, j’y renvoie donc les lecteurs intéressés[1].
Les « rebelles Houthis », comme ils sont désignés désormais dans les résolutions de l’ONU, ne sont pas signataires de ces accords de transition élaborés à Riyad. Pendant les années 2000, ils ont été ostracisés par Saleh qui leur a fait six guerres, souvent avec l’aide de l’aviation saoudienne, et le leader du « Forum des jeunes croyants », Hussein al-Houthi, a été tué. C’est à partir de ce moment, d’ailleurs, que le mouvement portera son nom. Aujourd’hui, c’est son frère, Abdel Malek al-houthi, qui dirige désormais le clan et le mouvement armé.
Pourquoi le mouvement des Houthis, marginalisés et combattus depuis des années, s’est-il senti suffisamment fort, fin 2014 – début 2015, pour « renverser la table », mettre le président Hadi en résidence surveillée et faire un coup de force politique ? Curieusement, alors qu’elle est essentielle, cette question est rarement évoquée. La décision du président Hadi, sur la forte suggestion du représentant de l’ONU de l’époque, de partager le Yémen en six « Etats fédérés » et d’accepter un projet de constitution fédérale – un copier-coller de la constitution américaine rédigée par des experts de l’ONU en lieu et place de la Commission yéménite nommée pour faire ce travail – entrent pour une large part dans cette spirale infernale.
La logique de ces décisions aboutissait à ce que le mouvement Houthi en particulier et la communauté zaydite en général continueraient d’être écartées d’un futur partage du pouvoir politique et économique au Yémen. Le président Hadi ayant veillé à ce que l’Etat dans lequel se concentre cette minorité zaydite soit suffisamment large pour « diluer » sa représentativité et que cet « Etat fédéré » n’ait pas d’accès à la mer Rouge (synonyme d’arrêt pour de lucratifs trafics de contrebande, coutumiers dans la région). Cette double décision présidentielle – la division territoriale et le projet de constitution fédérale – fut rejetée par les principales forces politiques yéménites : le mouvement Houthi, le CPG de l’ancien président Saleh et le parti islamiste et pro Frères musulmans, Al-Islah. Seuls, les divers mouvements « sudistes » (et le président Hadi est originaire d’une région du Sud du pays), y étaient favorables car elles favorisaient leurs ambitions indépendantistes.
Ecarté du pouvoir réel fin 2011, tout en activant ses multiples réseaux intérieurs, l’ancien président Saleh se sentait lui aussi de plus en plus marginalisé et ne tolérait pas cet éclatement potentiel du pays qu’il avait unifié par la force au début des années 1990 au prix d’une sanglante guerre civile. Par vengeance à l’égard de son successeur et par opportunisme politique, il fit alliance en 2014 avec les Houthis pour se remettre au centre de la scène politique yéménite. Il leur apportait l’aide essentielle des troupes militaires, bien formées et bien armées, qui lui étaient restées fidèles. Surestimant sa capacité de manipulation, et négligeant sa sécurité personnelle en éloignant ses troupes de Sanaa, ses « alliés » houthis l’assassinèrent fin 2017 pour sa « trahison ». Il proposait en effet « de tourner la page » et d’entamer des pourparlers avec les saoudiens.
A ce qui était, à l’origine, une énième guerre civile « yéméno-yéménite » s’est donc surajoutée une guerre régionale par procuration. Deux puissances se faisaient face et s’affrontaient dans leur volonté, pour l’une, l’Arabie saoudite, de maintenir son hégémonie régionale, et pour l’autre, l’Iran, de retrouver son rang de puissance régionale qu’elle avait à l’époque du Shah d’Iran. L’importance géopolitique du contrôle du Yémen apparait alors et explique largement certains appétits.
Lire la seconde partie de l’entretien.
[1] https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/yemen-transition-negociations.pdf