Dossier spécial transitions démocratiques : exemples régionaux et bonnes pratiques

Société Une

Qu’est-ce qu’une transition démocratique ? Comment passe-t-on d’un régime autoritaire à une démocratie ? Peut-on imposer la démocratie de l’extérieur ? Y-a-t-il une ou plusieurs spécificités européennes en la matière ? Le discours du président américain Joe Biden sur le retrait des États-Unis d’Afghanistan invite plus que jamais à s’interroger sur la notion de « Nation Building ». Dans le cadre de l’Association des parlementaires européens, une table ronde organisée le 28 septembre par l’Institut des transitions à Strasbourg à quelques pas de l’hémicycle, a abordé le sujet des transitions démocratiques et les a illustrées par des exemples régionaux, en Europe et dans le monde.

Sur le thème « Transitions démocratiques : exemples régionaux et bonnes pratiques », trois experts ont échangé en présence de représentants finlandais, roumain et lituanien de l’Assemblée du Conseil de l’Europe, ainsi que de l’adjointe à la maire de Strasbourg en charge des relations européennes et internationales Julia Dumay. Sur le terrain de la transition démocratique, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe vient de féliciter l’un de ses partenaires, le Kazakhstan, pour avoir définitivement aboli la peine de mort. En effet, d’importantes réformes politiques ont été mises en œuvre à l’initiative du Président Kassym-Jomart Tokaïev, tel que le concept d’État à l’écoute, une réforme de la législation pénale, l’intégration du Kazakhstan au Groupe d’États contre la corruption (GRECO) »… Autant d’avancées, trop lentes pour certains, encourageantes pour d’autres, qui montrent l’influence grandissante qu’exerce le Conseil de l’Europe sur ses voisins dans le cadre de sa politique de coopération. Comme l’a annoncé en préambule le Directeur de l’Institut des transitions Aymeric Bourdin, « cette semaine où auront lieu des votes sur des questions liées au climat et à la démocratie, quel meilleur contexte pour parler de transition démocratique ? ».

La problématique du jour renvoie donc à une double interrogation : qu’est-ce qu’une transition démocratique réussie ? Comment la construit-on ? Le trio d’intervenants, composé de Michaël Benhamou (chercheur associé au Martens Center for European Studies), du géographe Emmanuel Véron et de Claudia Luciani (directrice de la Direction de la dignité humaine, de l’égalité et de la gouvernance au sein du Conseil de l’Europe) s’est efforcé de partager les leçons du passé pour tracer des perspectives d’avenir.

Michaël Benhamou, ex-conseiller politique de l’OTAN au Kosovo et en Afghanistan, a tiré plusieurs enseignements de ces deux expériences pour tenter de comprendre comment bâtir une transition démocratique à la suite d’une opération militaire. Comment expliquer par exemple les succès de l’Alliance atlantique dans les Balkans (Bosnie, Kosovo) et son zéro pointé en Afghanistan ? De ses quatre années sur ces théâtres d’opération, Michaël Benhamou identifie des facteurs quantitatifs :

D’abord le nombre de soldats déployés sur le terrain par tête d’habitants. En Bosnie et au Kosovo, ce chiffre s’approchait des 20 soldats par millier d’habitants contre 2,3 ou 4 en Afghanistan et en Irak. Un engagement militaire aussi faible ne permet pas la sécurisation et l’organisation d’élections dans un climat serein.

Ensuite la gestion du temps. En pratique, il faut compter quatre ans entre le début d’une intervention militaire et l’organisation d’élections libres. Un temps politique qui cadre mal avec le temps médiatique de nos démocraties d’opinion. Mais désarmer les milices, installer des institutions fortes et faire émerger une classe moyenne solide, aujourd’hui très influente en Bosnie et au Kosovo, ne se fait pas du jour au lendemain.

Enfin, le budget consacré à la transition démocratique. Dans les interventions militaires, cette ligne dépasse rarement les 0,1%.

Ce dernier point amène une autre question, plus dérangeante : la transition démocratique est-elle une affaire trop sérieuse pour la confier aux militaires ? En ex-Yougoslavie, les institutions internationales se sont réparti les tâches selon leurs compétences. Pendant que le contingent de l’OTAN assurait le désarmement et s’interposait entre les communautés en guerre, l’ONU encadrait les institutions et l’Union européenne chapotait les réformes économiques. Inversement, l’armée américaine a voulu tout régenter et centraliser dans un pays dénué de toute tradition d’enracinement étatique. Certes, sur le papier, il pouvait paraître opportun d’instaurer un modèle de pouvoir hypercentralisé afin d’éviter que l’Iran et le Pakistan ne dépècent le pays. Mais ce schéma hors-sol tournait le dos aux us et coutumes afghans, qui font la part belle à la démocratie locale. Sans même contrôler la totalité du territoire, le président de la République y nommait les maires alors que l’État afghan ne pouvait payer que 40% de son administration.

A contrario, les talibans se sont habilement appuyés sur la coutume pour mettre en place un système juridique efficace combinant charia et droit coutumier. Avec une échelle de peines claire et transparente, les jugements sont rendus en une heure, ce qui limite considérablement les sources de corruption. Qu’on le veuille ou non, la population apprécie.

Un participant rapporte une anecdote des plus parlantes. « Il y a quelques années, observateur dans un bureau de vote en Afghanistan, j’ai vu un employé bourrer une urne. Je lui ai demandé s’il pouvait regarder sa famille en face. Il m’a répondu ‘Bien sûr que oui ! Vous venez de l’extérieur, du monde occidental. Vous ne comprenez pas nos conditions de vie. L’enjeu numéro un pour moi et ma famille, c’est la sécurité et la stabilité !’. Il votait donc pour le meilleur garant de la sécurité ».

Le « state building » cher à Francis Fukuyama n’en est heureusement pas au même point dans tous les États d’Asie centrale. Comme le souligne Emmanuel Véron, cette région à la croisée des influences russe, iranienne, indienne et chinoise est loin d’avoir achevé sa transition. Ceci dit, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan s’efforcent de redistribuer les pouvoirs et les compétences locales par des réformes constitutionnelles. Leurs sociétés civiles évoluent également en s’ouvrant au monde, portées par une jeunesse pléthorique dont une proportion croissante part étudier en Chine. « Le choix de l’ouest » vers l’Europe semble moins évident. Mais le vieux continent a un coup à jouer en aidant les puissances d’Asie centrale à diversifier leur économie de rente (pétrole, gaz). La lutte contre la corruption et le combat pour la bonne gouvernance y sont promis à un bel avenir. D’autant que le Conseil de l’Europe tâche d’y renforcer l’État de droit à travers un programme de coopération régionale qui implique Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Turkménistan et Ouzbékistan.

La directrice de la Direction de la dignité humaine, de la gouvernance et de l’égalité au sein du Conseil de l’Europe Claudia Luciani rebondit d’ailleurs sur le concept même de transition. Cette approche qui suppose un début et une fin ne correspond pas aux vues du Conseil de l’Europe, lequel mène un travail constant avec ses 47 États membres. Du Portugal à la Russie s’est constitué un vaste ensemble juridique liant des États qui s’engagent à respecter les mêmes normes, à commencer par la Convention européenne des droits de l’homme. Plus de deux cents traités et conventions forment ainsi le corpus de référence de la Cour européenne de justice. Au fil des ans, le Conseil a accompagné la démocratisation des institutions de ses derniers membres comme l’Ukraine. Au départ, Kiev ne souhaitait pourtant pas entendre parler de décentralisation, craignant le morcellement de son territoire. Depuis, les réformes sont entrées dans les mœurs puisque 70% des Ukrainiens approuvent la décentralisation.

Mais rien n’est jamais acquis. Au sein même de la vieille Europe, de nouveaux défis attendent le Conseil de l’Europe : une abstention abyssale qui dépasse fréquemment les 50% ; les critiques de la démocratie représentative au nom de l’enjeu environnemental. A travers le Forum mondial pour la démocratie, le Conseil de l’Europe questionne la capacité de la démocratie directe ou participative à résoudre la crise écologique. Reprenant l’expression de Jacques Chirac, Claudia Luciani s’interroge : « Pendant que la maison brûle, quel type de prise de décision doit-on adopter ? ». Charge aux enfants du XXIe siècle d’y répondre.

 

 

 

 

 


 

Contenu proposé par l'un de nos partenaires. 
La RdT est susceptibles de recevoir une rémunération en cas de clic sur l'un des liens présents dans cet article.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *