Société à deux vitesses : quelles pistes pour enrayer la flambée des inégalités ?

Société

Explosion des prix de l’énergie, inflation galopante, stagnation des rémunérations… : alors que les salariés français font face à la dégradation de leur pouvoir d’achat, les entreprises tricolores distribuent des dividendes par dizaines de milliards. Une situation intenable à long terme, qui appelle pour éviter le renforcement de sociétés à deux vitesses au développement de modèles plus durables et solidaires, comme le mutualisme. En attendant l’instauration d’une taxation à la hauteur des « super-profits » réalisés sur le dos de la crise.

Championnes d’Europe : au deuxième trimestre 2022, les entreprises françaises ont versé 44,3 milliards d’euros à leurs actionnaires, un montant en hausse de +32,7% par rapport à l’année dernière. Distribué au titre d’une année 2021 marquée par l’exceptionnelle reprise économique post-Covid, ce montant, record, représente plus d’un quart des dividendes versés au niveau européen et place les sociétés tricolores en tête du classement établi par la société de gestion Janus Henderson. Portée par les insolents résultats de multinationales comme Airbus ou LVMH, cette dynamique profite, sans surprise, d’abord aux ménages les plus aisés, comme le relevait en 2019 un rapport de France Stratégie selon lequel « 62% des dividendes (sont) reçus par 39 000 foyers (0,1% des foyers), dont 31% par 3 900 foyers (0,01% des foyers) ». Des « super-profits » pour des « super-riches ».

Les dividendes records, « une double insulte pour les travailleurs »

Si elles se montrent les plus généreuses des entreprises sur le Vieux continent, les sociétés françaises n’ont cependant rien d’une exception. La même tendance s’observe ainsi à l’échelle européenne, où 95% des entreprises ont maintenu ou augmenté leurs dividendes, et même mondiale, les dividendes trimestriels ayant atteint un montant, record ici aussi, de 544,8 milliards d’euros (+11,3%). Des chiffres qui donnent le vertige et qu’il convient de mettre en regard des dynamiques à l’oeuvre en matière de salaires ou d’inflation : alors qu’au niveau européen les dividendes ont enregistré une hausse de 28,7% en 2022, les salaires n’ont, eux, augmenté que de 3,8% en moyenne ; autrement dit, la rémunération des actionnaires a augmenté sept fois plus vite que celle des travailleurs. Un décalage « difficile à croire pour des millions de travailleurs luttant pour faire face à la crise du coût de la vie », déplore Esther Lynch, la secrétaire générale adjointe de la Confédération européenne des syndicats (CES).

« Il est une nouvelle fois clair qu’il existe une règle pour les riches et une autre pour les pauvres », tranche la syndicaliste. Et ce ne sont pas les chiffres de l’inflation qui la démentiront. Atteignant en moyenne 8,9% au sein de l’Union européenne (UE), la hausse des prix, portée par celle des tarifs de l’énergie consécutive à la guerre en Ukraine, affecte en premier lieu le pouvoir d’achat des salariés, dont la rémunération augmente deux fois moins vite que l’inflation. « Une double insulte pour les travailleurs », résume Mme Lynch, « parce que les entreprises ne leur assurent pas un salaire décent et que les salaires existants sont (…) dévalués par (…) l’inflation ». « Le gouffre qui sépare les revenus des actionnaires et des salariés (…) est d’autant plus insupportable quand (la France) compte plus de 10 millions de personnes en dessous du seuil de pauvreté », pointent dans une tribune à Libération les députés Manon Aubry, Manuel Bompard et Eric Coquerel (LFI).

« Pas d’actionnaires à rémunérer » : le modèle mutualiste, une réponse originale aux inégalités

De fait, croiser ces divers chiffres et dynamiques ne peut qu’alimenter le sentiment d’un renforcement d’une société à deux vitesses, d’une société au sein de laquelle le travail serait, presque systématiquement, dévalué au profit du seul capital. Des pistes existent pourtant pour tenter d’apporter une réponse à ce déséquilibre, qui apparait, par exemple, bien moindre au sein des entreprises mutualistes. C’est ce modèle qu’ont adopté plusieurs établissements bancaires ou d’assurance français qui revendiquent, certains depuis longtemps, une forme de répartition plus juste des profits participant tant de leur attrait auprès des consommateurs que de leur résilience face aux crises. « Nous sommes convaincus », écrivent dans une récente tribune Thierry Derez, Thierry Martel et Nicolas Théry, respectivement dirigeants de Covéa (Maaf, MMA, GMF), de Groupama et du Crédit Mutuel, « que le modèle mutualiste, fondé sur la responsabilité et la solidarité, est la bonne réponse » aux enjeux de notre temps.

Ce modèle « permet de conjuguer l’économique et le social, le développement et l’écologie », affirment les trois patrons, selon qui le mutualisme demeure « d’une indéniable modernité (…), basé sur une gouvernance démocratique et représentative (qui) œuvre pour les intérêts de l’ensemble des parties prenantes de façon équilibrée ». « Nous n’avons pas d’actionnaires à rémunérer », rappellent encore les signataires : « ce que notre activité génère est investi au service de nos entreprises, de nos salariés, de nos assurés et de la société ». Un contre-modèle, en somme, à la course au profit indexée sur le seul court terme qui caractérise bon nombre de sociétés et qui engendre, au-delà des inévitables inégalités sociales, les conséquences que l’on sait sur les écosystèmes naturels, les ressources ou le climat.

Vers une taxation des « super-profits » ?

D’autres pistes sont sur la table. A commencer par celle, très médiatisée en cette rentrée, consistant à taxer les fameux « super-profits » réalisés par certaines entreprises à la faveur des crises que le monde traverse ou a récemment traversées – au premier rang desquelles la pandémie de Covid-19, qui a considérablement enrichi certains laboratoires pharmaceutiques, ou la crise énergétique sur laquelle surfent les mastodontes mondiaux du gaz et du pétrole. Soutenue tant par le FMI que par l’OCDE, recommandée par la Commission européenne et d’ores et déjà mise en place par certains de nos voisins européens, une taxation des « profiteurs de crise » se heurte encore, pour l’heure, à l’opposition des autorités françaises, dont l’isolement apparaît de plus en plus comme une crispation idéologique dénuée de fondement pragmatique. Alors que les dossiers de la rentrée sociale – réforme des retraites, de l’assurance chômage, du RSA, etc. – s’accumulent sur la table de l’exécutif, un signal redonnant sa valeur au travail serait pourtant plus que bienvenu.

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