Sobriété et convivialité

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Alain Caillé est l’une des principales figures de la sociologie française. Il est professeur émérite de sociologie à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense. Il dirige la Revue du Mauss et a publié une cinquantaine d’ouvrages. Il est à l’origine du Manifeste convivialiste, soutenu notamment par Noam Chomsky, François Dubet, Jean-Pierre Dupuy, David Graeber, Roland Gori, Bruno Latour, Edgar Moriin, Chantal Mouffe, Marshall Sahlins…


 

Sobriété, le mot est désormais sur toutes les bouches. Hier, seuls y appelaient les champions de la décroissance ou les défenseurs d’un catholicisme social, comme, par exemple, mes amis Serge Latouche, ou l’ancien commissaire au plan Jean-Baptiste de Foucauld, tous deux défenseurs de ce qu’ils appellent une abondance frugale. Aujourd’hui tous les gouvernements nous enjoignent d’être sobres. On s’en doute, il ne s’agit pas de la même sobriété. Pour les Etats européens, il faut faire face à la pénurie de gaz, de pétrole et d’électricité induite par l’invasion russe de l’Ukraine en en restreignant à la marge la consommation. Même s’ils affirment vouloir lutter contre le réchauffement climatique, il s’agit pour eux avant tout de passer l’hiver en espérant pouvoir revenir aussi vite que possible au business as usual.

Pour ceux au contraire qui comme les convivialistes sont persuadés que nous n’avons pas d’autre choix que de bâtir au plus vite une société post-croissantiste, une société rendue plus conviviale et bonne à vivre parce qu’elle ne reposera pas sur l’idée que seule une croissance perpétuelle puisse être le remède à tous nos maux, l’impératif de sobriété s’impose dès à présent comme un horizon indépassable pour l’avenir. Mais comment l’entendre ? Sur quoi devons-nous devenir sobres et nous restreindre ? Pas nécessairement sur ce qui permet de faire des bons repas. Au contraire même, sans doute, puisqu’il s’agit de gagner en convivialité ce que l’on perdra en croissance économique, et même s’il est peu douteux qu’il faudra diminuer la consommation de viande. C’est, bien plutôt, de notre addiction à la croissance économique qu’il convient de nous déprendre, et, plus précisément, de notre dépendance systémique à la croissance du PIB et à son accélération souhaitée. Telle est la condition pour accéder à une « prospérité sans croissance », pour reprendre l’expression de l’économiste Tim Jackson. Ou encore, pour faire en sorte que l’économie redevienne ce qu’elle était censée être originellement : « la satisfaction de besoins raisonnés au moyen de ressources limitées », comme le dit l’économiste Eloi Laurent.

Encore faut-il être bien conscient que c’est plus facile à dire qu’à faire. Une augmentation du PIB cela signifie qu’il y a plus de pouvoir d’achat de biens et services marchands (et, potentiellement, plus de services publics). Si l’on se souvient que nombre d’études montrent que nous estimons tous que nous serions pleinement heureux avec seulement 20 % de revenu en plus, qui serait prêt a priori à renoncer à cette perspective ? C’est sans doute la raison pour laquelle certains décroissants préfèrent se dire maintenant a-croissants, agnostiques de la croissance, et ne pas exclure la possibilité de se conformer à un idéal de décroissance, même avec une augmentation du PIB, à condition que de celle-ci soit retranché le coût net de la croissance. Autrement dit que soient prises en compte ses externalités négatives. Pour l’essentiel, l’épuisement des ressources naturelles, le réchauffement climatique et la perte de la bio-diversité induits par la croissance. Sur un plan à la fois théorique et éthique, on voit mal ce qui pourrait être opposé à une telle perspective, qu’il est possible de résumer ainsi : d’accord pour augmenter le pouvoir d’achat de tous, d’accord pour s’enrichir, mais seulement si cela ne signifie pas en réalité s’appauvrir et rendre la planète invivable.

La question dès lors est de savoir qui doit faire preuve de sobriété, qui doit renoncer à s’enrichir toujours plus, qui doit accepter de posséder et de consommer moins ? Toute personne sensée répondra nécessairement que l’impératif de sobriété matérielle doit concerner en priorité les plus riches et que c’est d’ailleurs là la condition première pour rendre nos sociétés plus conviviales. Puisque ce sont eux qui donnent le la, à eux de montrer l’exemple A quoi il est habituellement répondu qu’en vertu d’un miraculeux effet de ruissellement, l’enrichissement des plus riches est la condition sine qua non pour que les moins bien lotis s’enrichissent à leur tour et vivent mieux. L’enrichissemement des plus riches, à un certain niveau (celui qu’avait en tête le philosophe John Rawls), peut-être. Des ultra-riches, certainement pas. En Europe et aux USA, plus les grandes fortunes s’accumulent et plus la condition matérielle des plus pauvres et des classes moyennes se dégrade. L’édification d’une société à la fois matériellement plus sobre et plus conviviale suppose donc de lutter contre l’hubris des ultra-riches (notamement les 1 % et les uns pour mille ou dix mille) en instituant un patrimoine et un revenu maximal, même élevés. Et, symétriquement, un revenu minimum garanti permettant d’échapper à l’abjection de la misère.

Sobriété ne veut en effet pas dire austérité générale. La société post-croissantiste ne pourra naître que si elle apparaît désirable à la grande majorité. Ce ne pourra pas être le cas si tout doit être compté et rationné, ou si toute forme d’excès est condamnée. L’anthropologie le montre : même les plus pauvres ressentent le besoin par moments de dépenser sans compter, de sortir du registre de l’utilitaire, voire de dilapider. C’est la condition même de leur humanité.

Reste que la lutte contre le réchauffement climatique revêt désormais un caractère de nécessité absolue. La mesure la plus urgente à prendre en ce sens est sans doute la création d’une carte Carbone (alias un pass Kwh) préconisée par divers économistes. Chaque individu disposerait d’un quota de kWh ou de CO². Son compte serait débité à l’occasion de chaque dépense d’énergie (plein d’essence, facture de gaz ou d’électricité, billet d’avion long ou moyen-courrier…). Ceux qui dépasseraient le plafond autorisé rachèteraient des droits à consommer à ceux qui n’ont pas utilisé le quantum qui leur a été alloué. Pour éviter de pénaliser les populations qui ont des dépenses de transport obligées, les « périphériques », ou des logements difficiles à chauffer, leur capital énergétique de départ serait accru.

Sobriété climatique et énergétique bien ordonnée commence par les mieux lotis.

Alain Caillé

 

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